TRIBUNE parue dans Libération le 23/042020
Par Lyes Louffok, ancien enfant placé et membre du Conseil
national de la protection de l’enfance et Anaïs Vrain, juge des enfants, membre du Syndicat de la
magistrature — 23 avril 2020 à 06:43
Face au coronavirus, les services de protection de l’enfance, déjà mal en point, ne sont plus en mesure de remplir leur mission d’accompagnement. De toute urgence, il faut bannir les placements à l’hôtel, garantir la continuité des soins ainsi que le repérage des situations de violence.
Refusons que la protection de l’enfance soit
sacrifiée dans la lutte contre la pandémie
Tribune. Monsieur
le président, le 16 mars, devant des millions de personnes, vous avez déclaré,
avec gravité, que nous étions en guerre. Dans toutes les guerres précédentes,
les enfants ont été les grands oubliés. Celle-ci ne fait pas exception. En
décidant de ne pas agir pour protéger nos générations futures, vous les
sacrifiez. Comme dans l’hôpital public, cette crise pointe cruellement le
désengagement de l’Etat à l’égard de ceux, vulnérables parmi les vulnérables,
représentant aussi l’avenir de notre pays.
Aujourd’hui, dans les foyers où sont placés des dizaines de milliers
d’enfants en danger, les conditions de vie se dégradent jour après jour,
mettant encore plus en difficultés ceux qui l’étaient déjà. Dans ce contexte de
pandémie, la santé et la sécurité des enfants placés sont gravement compromises
par le sureffectif, l’absence de personnel suffisant et de protection
sanitaire. Véritable rampe de lancement de l’épidémie, les structures d’accueil
explosent, tandis que les familles d’accueil sont abandonnées à leur triste
sort. La situation sanitaire associée aux manques de moyens et d’effectifs
conduit à opérer un choix radical entre accepter un retour dans leur famille
d’enfants placés, au risque de maltraitances pour certains, ou les couper
pendant plusieurs semaines de leurs parents, ces décisions étant arrêtées trop
souvent sans l’accord du juge des enfants, pourtant seul habilité à les
prendre.
A LIRE AUSSIProtection de l’enfance : «J’ai l’impression de les
abandonner au pire moment»
Par ailleurs, des milliers d’enfants relégués à l’hôtel se débattent,
seuls, dans des conditions d’hygiène déplorables, dont une partie n’a rien à
attendre d’un soutien familial en France, étant arrivés seuls sur le
territoire. Cette situation fragilise l’ensemble de ces enfants déjà surexposés
aux angoisses de mort, à la terreur et à l’abandon. Pour les enfants suivis à
leur domicile, le confinement accentue le huis clos familial difficile, voire
violent, et empêche les professionnels d’intervenir chez eux. Véritables
poudrières, les services de protection de l’enfance ne sont plus en mesure
d’assumer leurs missions premières : évaluer les situations de danger,
protéger, soutenir et accompagner.
Partir au combat sans casque
Comment pouvons-nous accepter que nos soldats partent au combat sans
casque ? Que des enfants maltraités ne soient plus repérés, ni signalés,
ou ne disposent plus d’interlocuteur éducatif pour alerter ? Que des
enfants fugueurs se voient refuser l’accès à leur foyer ? Que des enfants
handicapés ne soient plus soignés ? Que des enfants souffrant d’addictions
n’aient aucun soutien ? Que des parents n’aient pas de quoi nourrir leurs
enfants, récupérés dans l’urgence à la suite de la fermeture de
structures ? Que les juges des enfants ne soient plus en mesure de tenir
des audiences ?
Dans une situation déjà explosive avant la pandémie, la confusion dans laquelle nous plongent les pouvoirs publics ajoute à la maltraitance des enfants, des familles et des professionnels de la protection de l’enfance, tant du champ médico-social que judiciaire. Le confinement, les réponses différentes d’un territoire à l’autre, la marginalisation des droits devant les juges des enfants prévue dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire sont autant d’éléments qui renvoient, encore plus que d’habitude, les enfants à des situations familiales inégales et des niveaux de protection disparates.
La guerre est là, mais elle n’est pas nouvelle. Elle a lieu dans des
familles, où chaque jour 200 enfants sont victimes de maltraitances. Dans les
tribunaux, où les juges des enfants et les greffiers se battent ardemment pour
remplir leur mission avec trop peu de moyens. Dans les services d’Aide sociale
à l’enfance et de la Protection judiciaire de la jeunesse, où de nombreux
professionnels ne disposent plus du temps nécessaire pour évaluer, accompagner
et protéger. Dans les services éducatifs intervenant à domicile, où les listes
d’attente ne cessent de s’allonger. Dans les services de soins, centres
médico-psychologiques, ou du moins ce qu’il en reste. Dans les foyers
d’enfants, où la violence se répète encore. Dans les familles d’accueil, qui ne
bénéficient pas de l’accompagnement suffisant. Dans les hôtels, là où meurent
des enfants délaissés. Enfin, elle a lieu dans la rue, là où vivent de nombreux
anciens enfants placés, mis à la porte d’un système à bout de souffle, le jour
de leurs 18 ans. Qu’avez-vous entrepris contre ces guerres, lorsque les
associations de protection de l’enfance, les collectifs d’anciens enfants
placés et les professionnels de l’enfance vous ont interpellés ces dernières
années ?
Si la lutte contre le coronavirus pose des questions inédites à une
protection de l’enfance déjà bien mal en point, elle se fait aujourd’hui au
détriment du droit de chaque enfant à être protégé, à voir ses besoins
fondamentaux satisfaits.
La protection de l’enfance ne se nourrit pas de discours et
d’applaudissements. De toute urgence, vous devez fournir les protections
sanitaires essentielles, ouvrir de nouveaux lieux pour accueillir les enfants,
bannir les placements d’enfants à l’hôtel, rappeler l’interdiction des mises à
la rue des enfants placés devenant majeurs, garantir la continuité des soins,
assurer le maintien des liens familiaux actés par la justice, garantir le
repérage des situations de violence.
Après le confinement, l’heure des comptes
Dès la fin du confinement, nous demanderons des comptes. Les décideurs
politiques devront justifier les choix effectués pendant des années, faisant de
milliers d’enfants en danger des sacrifiés de la République. Les institutions
concourant à la protection de l’enfance devront rendre des comptes sur la
manière dont elles se sont assurées de leur mission, avant, pendant et après la
pandémie. Elles devront organiser, pour l’avenir, des plans de continuité de
l’activité détaillés, élaborés collectivement et coordonnés.
Surtout, il sera urgent de questionner le rôle de l’Etat dans les missions
essentielles de protection de l’enfance, d’interroger la compétence actuelle
des départements à gérer cette situation, abandonnant à ce jour nos enfants à
leur triste sort, dépendants de politiques locales qui ont démontré leur
inégalité et souvent leur inefficacité à les protéger et les accompagner
dignement, en temps de guerre comme en temps de paix. Monsieur le président, de
vos actions futures, de vos choix – notamment budgétaires –, en somme
de votre volonté politique, dépend l’intégrité physique et psychique, la vie de
milliers d’enfants.
Premiers signataires : Syndicat de la
magistrature, SOS Enfants Placés, Syndicat des avocats de France, Fédération
nationale des assistants familiaux, La FSU, Françoise
Laborde, journaliste écrivaine, Antoine
Dulin, Conseil Économique, sociale et environnementale, Michèle
Créoff, ancien cadre territorial, membre du Conseil national de la protection
de l’enfance, Sylvain Louvet, journaliste,
réalisateur du documentaire Enfants
placés, les sacrifiés de la République, Dominique
Attias, avocate, ancienne vice-bâtonnière du barreau de Paris, Droit au
logement, Réseau éducation sans frontières, Fédération Sud éducation,
Fédération Sud Santé Sociaux, SNPESPJJ/FSU, Solidaires Justice, La CGT,
Union syndicale Solidaires, SNUASFP/FSU.
La liste complète des
signataires
Lyes Louffok ancien enfant placé et membre du Conseil
national de la protection de l’enfance , Anaïs Vrain juge des enfants, membre du Syndicat de la
magistrature